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mardi 14 juin 2011

Entre usine et salle des marchés, le blues d'un futur ingénieur

 

A Lire sur Rue89:

La semaine dernière, j'ai vu Louis, un bon ami. Nous avons le même parcours, classique, des enfants de « bonne famille » pour qui la vie a toujours été légère et cotonneuse. Bac S, meilleures prépas (privées), meilleures (grandes) écoles d'ingénieurs, meilleurs boulots assurés à la sortie. Il travaille, je finis mes études.

Depuis six mois, il a intégré le desk « commodity derivatives » (produits dérivés de matières premières) comme trader « junior » dans une de ces méga-banques dont la faillite risquerait de mettre en péril tout le système économique et financier.

Louis a 24 ans et gagne 7 500 euros par mois. Ce n'est que la partie fixe de son salaire. En début d'année prochaine, quand commenceront à éclore les bonus aux quatre coins de la planète finance, il pourra espérer plus. Beaucoup plus. Car il travaille dans une des institutions financières qui a le mieux réussi avec la crise.

Des usines qui ne polluent pas ? Pourtant, l'air pique les yeux et le nez

Le lendemain, je suis allé aux alentours de Dunkerque avec mon école, pour visiter deux sites Seveso « seuil haut » : l'usine ArcelorMittal Atlantique, une des dernières aciéries françaises, également une des plus grandes d'Europe, et le site de vapocraquage de Polimeri Europa, fabricant des polymères (éthylène), propriété du septième groupe pétrolier mondial, l'Italien Eni.

Tous deux sont situés à proximité quasi-immédiate de la ville de Dunkerque, tous deux sont la propriétés de groupes internationaux, tous deux polluent. A eux deux, ils emploient plus de 4 000 personnes.

Des infrastructures lourdes, des bâtiments noircis par des dégagements gazeux de toutes sortes, une odeur de soufre et une atmosphère brumeuse, avec, en arrière-plan, le clocher de l'hôtel de ville de Dunkerque.

Malgré la promotion par les responsables de la communication des deux groupes de toutes les mesures mises en œuvre pour limiter leurs rejets en CO2, il suffisait de jeter un coup d'œil autour de soi et d'ouvrir bien grand ses narines pour avoir un démenti dans la seconde de ce discours bien verrouillé : ça piquait les yeux et le nez.

Entre ces deux visites était organisée une discussion avec des responsables locaux impliqués dans les questions liées à l'environnement. Tout ce beau monde tentait de répondre à une question légitime : comment protéger la population et continuer à produire ici avec des industries lourdes ?

Impuissants face aux multinationales

La réponse était plus ou moins confuse. Exproprier les habitants des zones alentour et les dédommager ? Financer avec de l'argent public des pratiques plus « vertes » ? Pousser les pollueurs à payer les transformations nécessaires ? Les trois à la fois ?

Il faut préciser certaines petites choses :

  • que la région de Dunkerque compte plus de dix sites classés Seveso « seuil haut » (AZF était de cette classe) ;

  • que le département compte environ 70 sites à la fois « seuil haut » et « seuil bas » (dont la centrale nucléaire de Gravelines, troisième site producteur d'électricité d'origine nucléaire dans le monde) ;

  • qu'à Dunkerque l'espérance de vie est une des plus basse de France ;

  • que le taux de cancers est nettement au-dessus de la moyenne nationale ;

  • et que le bassin d'emploi compte 12,6% de chômeurs.

La discussion s'est rapidement déplacée sur un autre terrain : celui de l'avenir de l'industrie dans le Nord, et plus généralement en France. Et une réponse s'est imposée : à l'heure où le monde redécouvre ce qu'est un risque industriel majeur, les populations n'accepteront plus très longtemps de voir se dérouler sous leurs yeux le grand carnaval du désastre durable.

Aucune collectivité, aucune mairie, aucun organe de l'Etat ne pourra continuer à financer et à aider des entreprises exploitant des sites extrêmement polluants et aux activités industrielles risquées alors même que la dette continue d'exploser et que les caisses sont à sec.

Les multinationales, elles, n'accepteront jamais de se soumettre à des règles environnementales de plus en plus strictes au prix de leurs compétitivité financière. Elles licencieront, elles délocaliseront.

Des usines transformées en parcs d'attractions

Ces responsables locaux, qui usaient et abusaient d'anagrammes tous aussi tordus les uns que les autres, qui débattaient sur telle ou telle considération administrative, qui pinaillaient sur tel ou tel chiffre, témoignaient d'une lourdeur qui ne leur permettra jamais de faire le poids face à Mittal, Eni ou Areva. Ils en avaient pleinement conscience :

« Si monsieur Mittal décide demain de fermer son usine, nous n'aurons aucun moyen pour l'en empêcher. »

Ou encore, le bien connu :

« A l'heure actuelle nous n'avons pas les financements… »

Alors, il restera le secteur « tertiaire », les services « à forte valeur ajoutée », le tourisme, pour espérer mobiliser une tranche de la population, celle de « la France d'en bas », mise de côté par le grand jeu néolibéral. Des sites Internet, des sociétés de conseil et d'autres services en tous genres sont appelés à remplacer les aciéries, les usines de chimie ou les raffineries qui n'ont comme seul avenir que celui de se reconvertir en parcs d'attractions pour nostalgiques de l'ère industrielle.

Louis restera à Londres, spéculant sur les matières premières, et avec l'envolée des prix son bonus risque d'être exorbitant. Les grandes écoles d'ingénieurs françaises continueront à fournir une bonne partie des jeunes cadres à « haut potentiel » qui rempliront les banques d'affaires et autres groupes de conseil en stratégie.

Le monde, notre monde, est cassé. C'est quand même une sale histoire.

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